Entretien avec Thibault Ehrengardt

Entretien avec Thibault Ehrengardt

Découvrez le fruit de la correspondance entre notre reporter et Thibault Ehrengardt, fondateur de la maison d'édition DREAD Edition et père du regretté Natty Dread Magazine.

Auteur : Samydread
Publié le 02 mars 2020

Pour ceux qui ne te connaissent pas, pourrais-tu te présenter.

Je suis éditeur/journaliste, je dirige aujourd’hui DREAD Editions (www.dreadeditions.com), une maison d’édition indépendante consacrée à l’île de la Jamaïque, et donc en majeure partie au reggae. Je développe aussi une exposition, Jamaica Insula (qui sera à Rouen, du 11 mars au 28 avril prochain, au 106). Avant cela, j’ai créé et dirigé le magazine professionnel Natty Dread, de 2000 à 2010, ce qui m’a amené à voyager beaucoup sur place et à développer une assez bonne connaissance de l’île.


Tu as toujours replacé la musique jamaïquaine dans un contexte historique et socio-cutlurel propre à cette île, mais comment expliques-tu qu'il y ait un tel vivier de talents musicaux sur cette île ?

Dur à dire. Disons que lorsque la scène locale s’est développée dans les années 60, le gouvernement a mis de lourdes taxes sur les importations de disques, ce qui a poussé les décideurs à investir dans la scène locale. La musique était le truc le plus cool au monde, les gens ont commencé à monter des sonos mobiles, comme King Tubby par exemple ; par construire des amplis, des enceintes. Tout cela a créé un véritable appel d’air pour les chanteurs, producteurs etc. Ils ont fait preuve d’une créativité dingue, cela étant. Qui reste assez propre à la Jamaïque. Ensuite, Chris Blackwell est entré dans la danse et le phénomène Marley a donné un coup d’accélérateur exceptionnel au tout.


Je crois savoir que tu as été profondément marqué par ta rencontre avec Yabby You, peux-tu nous dire pourquoi ?

Yabby You

Mon histoire avec Yabby You a été très étrange dès le premier disque que j’ai acheté de lui, qui était le terrible Vocal & Dub avec M. Prophet, acheté 15 Francs (je ne suis plus tout jeune) en brocante, en pressage jamaïcain—une hallucination ! Et quelle claque. Ensuite, le bonhomme lui-même était assez exceptionnel, gorgé de citations bibliques, plein de cette malice irrésistible et de cette verve toute jamaïcaine ; et de douceur. Je l’ai beaucoup côtoyé pour écrire son portrait, son histoire est hallucinante. Depuis les ruelles crasseuses de Waterhouse jusqu’à la reconnaissance internationale, tout cela à travers un son d’une intégrité époustouflante. En un mot ? Dread...


Tu écrivais pour ton interview de Clément Coxsone Dodd « le rencontrer fut un honneur et le mettre en couverture (ndr du magazine natty dread) une évidence ». Peux-tu nous en dire plus sur l'homme et sa personnalité au delà de la musique ?

Coxsone Dodd

Tu as Coxsone le producteur héroïque, visionnaire, architecte artisan de la sonorité de tout un pays, à la tête du meilleur label jamaïcain de tous les temps... Une icône. Puis tu as l’homme ; et là, c’est une autre histoire. Il s’est construit à la dure, face à l’adversité. Et ses artistes venaient la plupart de Trench Town, le ghetto voisin. On sait qu’il était assez méprisant, appelant tout le monde « Jackson » (Burning Spear s’en souvient encore avec une pointe d’aigreur), payant ses chanteurs en patties (petits sandwiches locaux) comme le raconte Rita Marley, ou en 45 Tours, ou en shorts importés des States. Par ailleurs, il avait la droite facile (et elle était souvent lestée de son flingue – ça faisait des dégâts ; Joe Higgs y aurait perdu un oeil). On sait qu’il a braqué l’un des producteurs du studio Channel 1, une fois, au milieu de la rue ; parce qu’il repompait ses « instrumentaux » sans vergogne. Leroy Smart est intervenu pour calmer tout le monde. Coxsone ne payait personne, ne créditait pas plus ses musiciens mais encaissait les dividendes. C’était un radin (et cela explique aussi le son médiocre de beaucoup de ses enregistrements) compulsif et sans aucun doute un roublard fini. Mais entre la figure du type incompétent qui déboulait le soir au studio avec une bouteille de rhum pour écouter ce qui s’était fait sans lui en journée, et le producteur de génie omnipotent, il y a un juste milieu que Dieu seul reconnaîtra. Cela étant, on n’a jamais rien fait de mieux en reggae que Studio One.


Tu dis souvent que le LP d'Horace Andy - Skylarking (Studio One) est l'un des LP que tu préfères. Mais que ta première claque fut Gregory Isaacs que tu surnommais le Shakespeare du reggae. Peux-tu me parler de ces deux artistes ?

Le LP Skylarking a tous les ingrédients qui font la beauté de cette musique : des riddims limpides aux rythme prenant, aux arrangements parfaits et qui proposent cette profondeur mystique très sombre qui emporte tout sur son passage. Là-dessus, la voix pure et hésitante d’Andy (qui était moqué à ses débuts à Studio One) sublime des paroles universelles. Il chante notamment la colère de Dieu avec la voix d’un jeune homme mal assuré (Every Tongue Shall Tell) ; ou l’amour d’une femme avec une morgue contredite par sa petite voix fluette (Love Of A Woman). Le contraste maintiendra à jamais ces titres sur le fil, juste assez pour qu’on ne s’en lasse jamais ; au contraire, en fait. Plus je l’écoute, cet album, plus je l’aime. Gregory fut une autre histoire, ma révélation extra-Bob ! Ses paroles sont uniques car le reggae souffre souvent d’une écriture disons très « locale »... Ce type était un poète. Et sa voix servait autant son propos que ses rimes. J’avais tellement adoré sa musique que je refusais de le rencontrer. Pour ne pas être déçu. Et puis, cela s’est fait, sans préméditation. Je me suis retrouvé devant un type usé... mais à l’esprit affûté comme une lame. Notre entrevue a été tendue, nerveuse, il y a mis un terme sur une pirouette de rhétorique ; comme un coup de ratchet, ces petits couteaux locaux. Bref, j’ai adoré. Ce sont Sly & Robbie qui l’ont surnommé Shakespeare sur l’un de leurs disques (je crois que c’est sur le terrifiant Going Downtown).


Et les gladiators ?

Pareil, même école classique d’écriture, d’harmonies. Albert Griffiths était un peu un tyran dans le groupe mais quand on écoute leur LP Studio 1 (encore une fois), on est sidérés par les mélodies, les dialogues vocaux... et les riddims encadrés au millimètre. Car avant de percer pour Virgin, les Gladiators étaient surtout un groupe de session pour Studio 1 (et de reprises, lorsque Coxsone voulait se venger). D’ailleurs, en Jamaïque, personne ne les connait vraiment. Ils ont pourtant joué pour Yabby You, Lee Perry, Coxsone...


Norris Reid nous a quitté récemment, tu mettais son LP produit par Augustus Pablo en « incontournable » à l'époque de Natty Dread...

C’est un chef d’oeuvre endémique que cet album. J’ai cherché Norris Reid pendant des années pour le mettre en couverture du magazine tellement il m’a illuminé lorsque je l’ai découvert dans une petite échoppe en bois éphémère, à Camden, en Angleterre. Tenue par un Rasta silencieux très impressionnant. C’était le milieu de l’hiver, j’avais marché des heures, et quand le son a commencé à résonner, je me suis retrouvé au milieu de nulle part, comme transporté. Sa musique avait une âme. Il faut dire que Pablo, le producteur, a utilisé les riddims anciens, mixés par King Tubby. On est entre reggae et dub, j’ai toujours adoré ce concept. Je me rappelle que, dans la même boutique, le même jour, j’ai acheté le 45 Tours de Man Of The Living de Wayne Wade (prod. Yabby You). Une bonne petite boutique, quoi...


Et selon toi Sizzla était l'artiste le plus talentueux de sa génération, pourquoi ? Comment s'est passée son interview pour ceux qui ne l'ont pas lue à l'époque et qui fut l'une des meilleures ventes du magazine il me semble.

Couverture Sizzla, Natty Dread Magazine

Clairement, Sizzla a « mené la danse » en Jamaïque pendant 15 ans. Avec des idées parfois brillantes parfois déplorables, mais toujours payantes. Il refusait de parler, à l’époque. Par un concours de circonstances (et grâce à la photo de la David House), je fus le premier journaliste au monde à lui parler depuis plusieurs années. Et c’est moi qui ai mis fin à l’entretien, après plus d’une heure d’enregistrement. C’était à Judgement Yard, en plus, chez lui ; au coeur de ses embrouilles avec les gangs voisins... Une ambiance spéciale, mais un souvenir professionnel unique. La meilleure vente Natty Dread de tous les temps, en effet.


D'autres artistes contemporain t'ont particulièrement marqué  ?

Beaucoup d’autres artistes m’ont marqué pour diverses raisons. Capleton pour ma première rencontre et ce qu’il dégage, Anthony B pour ses premiers titres enflammés, des tas.


Toutes les personnes de ma génération qui aiment la musique jamaïquaine ont connu le magazine Natty Dread pour sa qualité rédactionnelle, sa ligne éditoriale mais aussi les photos. Es-tu un photographe autodidacte ? As-tu des références dans ce domaine ?

Je n’ai suivi qu’une seule formation accélérée distillée par mon père lorsqu’il m’a confié son Minolta (mon père faisait de superbes photos, j’ai grandi avec ces images comme modèles). C’était la veille de ma première séance photo, avec Culture – quel appareil ! Les débuts ont été hésitants (je n’avais jamais fait de photos, sinon avec des jetables ou des petits automatiques) mais j’étais tellement motivé... J’ai gardé cet appareil jusqu’à ce qu’il rende l’âme en Jamaïque, en me flinguant une partie de mon voyage. Ensuite, disons que je considère avoir fait une bonne photo lorsqu’elle rend compte de ce que j’ai ressenti devant un artiste, une situation, une ambiance. J’ai toujours été très sensible à l’image, mais surtout au dessin.


Revenons à ta dread actualité, ta première version de la biographie de King Tubby a été épuisée en un mois et demi. C'est la première fois que ça arrive chez Dread édition ? As-tu une idée de la raison de ce succès ?

King Tubby The Dub Master, biographie par Thibault Ehrengardt

Je pense que c’était le bon moment. Le Dub n’a jamais été aussi populaire en Europe (et particulièrement en France) et cette sortie m’a révélé un monde silencieux peuplé de fanatiques de Tubby ; beaucoup d’ingénieurs du son, surtout, lui vouent un culte brûlant. 50 ans après l’invention du Dub, ils tentent encore de reproduire son son. Quand on voit à quel point la technologie a évolué, c’est tout de même dingue ! Et puis, il y a ces photos de famille, magiques ! Le mode de narration est agréable, car on me suit à Kingston, lors de mes rencontres etc... C’est assez vivant, je pense. Mais ce livre fut difficile à écrire, car son meurtre, survenu en 1989, sent encore le souffre. C’est sans doute en grande partie pour cela qu’aucun livre n’avait jamais été écrit sur lui. Ce qui est tout de même incroyable, quand on y pense.


Peux-tu nous parler des ajouts que tu as fait dans la deuxième édition au delà de l'excellent artwork/iconographie ?

On m’a signalé quelques petites erreurs, que j’ai rectifiées et puis on m’a donné des infos plus ou moins pertinentes. J’ai aussi réussi à entrer en contact avec Carl Gayle, qui a publié la seule interview connue de Tubby (un autre amateur vient de me parler d’une interview inédite qu’il va essayer de me faire parvenir). Ce sont des ajustements plus que des changements de fond mais en tant que journaliste, cela m’importe beaucoup. Il y a aussi de nouvelles photos assez géniales que m’a adressées sa fille entre-temps (ou une, en mauvais état, de son pote d’enfance Snaffles ; ils posent tous les deux avec un autre pote devant leurs mobylettes, qu’ils ont tant idolâtrées) ; mais cela reste le même livre. Disons que c’est le même « Dub » mais un « mix » légèrement différent.


La version anglaise devrait aussi sortir dans les mois qui viennent ?

Plusieurs éditeurs anglais sont intéressés, nous sommes en pleines discussions. On croise les doigts et on attend. Cela serait la meilleure solution pour qu’il soit distribué correctement.


On dit souvent que le reggae n'a pas la même audience ni la même reconnaissance que le jazz, selon toi c'est dû à ses clichés ou c'est plus complexe ?

C’est vrai, dommage et compréhensible à certains égards. Mais les choses bougent, la reconnaissance arrive. Tardive, partielle... Peut-être est-il déjà trop tard, mais le reggae ne pouvait pas être autant récupéré par les « bourgeois occidentaux » qui ont fait du jazz « leur » musique (et donc lui ont permis de se développer). C’est une musique intrinsèquement « noire » (le jazz aussi, mais il est moins revendicatif) qui n’est pas « calibrée » pour intégrer le système global. Et puis, elle se nourrit de sa propre mythologie. Hors de Jamaïque, elle s’étiole, devient fade.


Peter Tosh disait "Reggae music is not not something that you hear, it's something that you feel. And if you don't feel it you can't know it" en quoi le reggae est une musique à part pour toi ?

Je ne sais pas, elle est portée par une dramaturgie, une mythologie interne très forte, une mélancolie aussi ; et une spiritualité en partie héritée de Ras Tafari qui en a fait une sorte de Gospel moderne. Yabby You disait que le reggae correspondait au Troisième Testament. Mais comme Peter, Yabby You disait beaucoup de choses...


Et pour finir, il me semble que pour toi l'Histoire comme l'Ancien et le Nouveau Testament sont les fondements de notre identité humaine occidentale, Peux-tu développer ?

Je suis moi-même le produit de l’éducation occidentale. Pour moi, l’écrit (donc le livre) est essentiel à la condition de l’Homme (je ne suis pas devenu éditeur par hasard, j’ai une passion pour les livres depuis que j’ai 11 ans). Il ne se passe rien, si ce n’est pas écrit. Car l’écrit sanctifie tout comme l’incarnation révèle Dieu aux Hommes ; sans corps, sans incarnation, l’esprit ardent souffle et nous échappe. Notre esprit n’est pas à même de capter l’intuition si elle n’est capturée sous forme d’écrit, de dessin, de musique. L’art, c’est la dignité de l’Homme, sa rédemption ; il nous aide à garder la tête haute malgré nos misères qui, on le sait, sont innombrables.


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Propos recueillis par notre reporter Samydread (Mixcloud / Youtube / Radio Sunalpes)

Copyright photo de couverture : Romain Hamdane

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